Baudrillard, Le Pen, le spectacle et la religion de l'humanité.

>> mardi 1 février 2011


Les deux situations, aussi critiques et insolubles l’une que l’autre : celle de la nullité de l’art contemporain, celle de l’impuissance politique face à Le Pen. Elles s’échangent et se résolvent par transfusion : l’impuissance à opposer quoi que ce soit de politique à Le Pen se déplace sur le terrain de la culture et de la Sainte Alliance culturelle. Quant à la mise en cause de l’art contemporain, elle ne peut venir que d’une pensée réactionnaire et irrationnelle, voire fasciste…

Que peut-on opposer à cette conjuration respectueuse des imbéciles ? Rien malheureusement ne peut corriger ce mécanisme de perversion intellectuelle, puisqu’il s’inspire de la mauvaise conscience et de l’impuissance de nos élites « démocratiques » à résoudre aussi bien l’impasse de l’art que l’impasse politique de la lutte contre le Front national. La solution la plus simple est de confondre les deux problèmes dans la même vitupération moralisante. La vraie question devient alors : ne peut-on plus l’ « ouvrir » de quelque façon, proférer quoi que ce soit d’insolite, d’insolent, d’hétérodoxe ou de paradoxal sans être automatiquement d’extrême droite (ce qui est, il faut bien le dire, un hommage rendu à l’extrême droite) ? [...]

Même la réalité, le principe de réalité, est un article de foi. Mettez donc en cause la réalité d’une guerre : vous êtes aussitôt jugé comme traître à la loi morale. La gauche tout aussi politiquement dévitalisée que la droite – où est donc passé le politique ? Eh bien, du côté de l’extrême droite. Comme le disait très bien Bruno Latour dans le Monde, le seul discours politique en France, aujourd’hui, est celui de Le Pen. Tous les autres sont des discours moraux et pédagogiques, discours d’instituteurs et de donneurs de leçons, de gestionnaires et de programmateurs. [...]

Les antilepéniens, jouant de la dénonciation unilatérale et ignorant tout de cette réversibilité du mal, en ont laissé le monopole à Le Pen, qui jouit ainsi, par son exclusion même, d’une position imprenable. La classe politique, en le stigmatisant au nom de la Vertu, lui assure la position la plus confortable, où il n’a plus rien d’autre à faire que rafler toute la charge symbolique d’ambivalence, de dénégation du mal et d’hypocrisie que produisent spontanément à son profit et comme à sa solde, ses adversaires se réclamant du bon droit et de la bonne cause. [...]

Tout cela pour dire que si Le Pen est l’incarnation de la bêtise et de la nullité – certes – mais de celle des autres, de ceux qui en le dénonçant dénoncent leur propre impuissance et leur propre bêtise, en même temps que l’absurdité qu’il y a à le combattre frontalement, sans rien avoir compris à ce jeu de chaises diabolique – alimentant ainsi leur propre fantôme, leur propre double négatif dans un manque terrifiant de lucidité. [...]

Jean Baudrillard, La conjuration des imbéciles.


Baudrillard, dans ce texte important (cliquez sur le lien ci-dessus pour le lire en intégralité), met ici en lumière l'un des aspects fondamentaux de la vie politico-médiatique française durant ces trente dernières années : Le Pen, l'ennemi public numéro un, incarne à lui tout seul l'excuse fort commode dénichée par le système en place pour légitimer son lamentable abandon du politique, sa capitulation idéologique, son incapacité flagrante à assumer sereinement ses nouvelles responsabilités. Il n'est pas ici question de rappeler l'évidence selon laquelle Le Pen doit originellement son exposition médiatique à Mitterrand (i.e. division stratégique de la droite parlementaire, création de SOS Racisme, affaire Carpentras, L'heure de vérité du 9 mai 1990, etc). Il s'agit plutôt de montrer que, de la même façon qu'il est nécessaire que soient produites quelques émissions télévisées dites intelligentes pour légitimer le raz-de-marée de programmes abrutissants, de la même manière qu'il est impératif que survienne un Zemmour (ou un Menard, soyons magnanimes) pour permettre à la majorité de la classe médiatique de continuer à répandre jour après jour ses vociférations unanimes, il faut qu'un Le Pen capitalise à lui tout seul toute la charge symbolique de Mal afin que ses adversaires, c'est à dire la classe politique toute entière, puissent à la fois se prélasser inlassablement dans le Bien, prétendre défendre le pluralisme, et n'avoir plus jamais à souffrir la moindre remise en question constitutive.

Ainsi, souligne Baudrillard, l'essentiel ne réside pas tant dans le fait que Le Pen soit nul, c'est surtout qu'il révèle dramatiquement la nullité de tous les autres qui, quant à eux, sont au pouvoir, l'ont été ou le seront, contrairement à Le Pen qui ne l'a jamais été et ne le sera, à l'évidence, jamais (quels que soient les scores, bons ou mauvais, que son camp pourra faire dans les années à venir). C'est en partie ce qui faisait beaucoup rire Muray avec sa fameuse "Quinzaine anti-Le Pen" post-21 avril 2002, véritable "shame pride", grand défilé festif de l'hypocrisie repentante et de l'auto-flagellation collective et obligatoire. Si Le Pen n'existait pas, il faudrait qu'ils l'inventent.

Le problème étant que Le Pen, en tant qu'indéboulonnable figure du Mal, se trouve investi d'un pouvoir extraordinairement puissant sur les esprits. Le Pen comme figure médiatique écrasante, Le Pen et ses sorties provocatrices, Le Pen revisité et apprêté selon les besoins du spectacle, ce Le Pen s'est incrusté si profondément dans les cerveaux contemporains qu'il semble n'y avoir plus de monde possible en dehors de lui. Chacun peut en faire l'expérience quotidienne, il n'est aucune discussion sérieuse (c'est à dire polémique, abordant des problématiques réelles dotées d'enjeux importants et, par là, suscitant d'infinies passions) qui ne s'achève avec Le Pen, l'extrême-droite en général, quand ce n'est pas avec Hitler et le IIIème Reich. C'est bien simple, quoiqu'on fasse, quoiqu'on dise, il y a Le Pen entre nous et le monde.

Il semblerait que les Européens - disons simplement les Français - ne puissent plus sérieusement prêter attention à l'histoire en général, à la longue durée, à l'histoire des religions, aux questions civilisationnelles, aux problématiques identitaires en tous genres, au politique en tant qu'activité régulatrice (au sens large du terme), etc, c'est à dire à toutes les formes conventionnelles de l'expression organisationnelle humaine. Résultat, toutes les questions fondamentales de la post-modernité doivent se résumer simplement, télévisuellement, semble-t-il, à la manière d'un zapping émotionnel type Canal + :  j'aime, j'aime pas. Attirance, répulsion. Moral, immoral. Racisme, antiracisme. Sympa, pas sympa. Ce n'est pas seulement que les gens n'ont pas le temps, ou qu'ils n'ont pas les moyens intellectuels de songer plus profondément à ces questions. C'est autre chose. Il y a comme un blocage, comme un mur conceptuel entre soi et le monde. Les choses qui sont, qui s'exécutent autour de nous, les hommes qui vibrent, sentent, revendiquent, bousculent, caressent ou violent la vie en s'affrontant les uns les autres, tout l'épuisant chaos de l'existence humaine n'existe plus, au sens plein du terme, n'a plus de réalité, plus de prégnance sur l'être, sur la pensée, n'intéresse ni n'interpelle plus, étant entendu que le monde ancien a passé, que le monde contemporain est relatif, insondable, intangible, et que l'avenir s'annonce nécessairement radieux puisque c'est cela qui nous est répété chaque jour, du matin au soir, par les dépositaires du saint bavardage médiatique.

À partir de là, les tentatives d'explications rationnelles peuvent-elles porter leurs fruits ? Peut-on vraiment échanger alors qu'on ne parle plus véritablement la même langue ? Lorsqu'un même mot employé par deux interlocuteurs recouvre deux sens totalement différents, voire antagonistes ? Peut-on encore parler de politique à partir du moment ou l'idée même qu'il y a de l'autre, donc du conflit, de la violence possible en gestation, est bannie du champ de la conscience collective ?

Probablement pas. Le souci est qu'il faut bien continuer à lire, à penser, à écrire, à parler. Parce que Le Pen ou pas Le Pen, le monde continue sa course folle, et il continuera encore lorsque nous serons tous occupés à déguster les pissenlits par la racine. Le FN ne devrait pas avoir le monopole du réel, si l'aimable lecteur veut bien me passer la déplorable trivialité de ce petit détournement. Mais il l'a, souligne Baudrillard, puisqu'il est le seul à produire l'ersatz d'une parole ferme, tous les autres s'enferrant dans la moraline, dans le néant théorique, rhétorique et pratique suscité par la mièvre soumission au diktat des larmes de crocodile (à l'image de Martine Aubry lâchant la bonde à ses pleurs humanistes pour bien signifier la tristesse que lui inspire le sort douloureux de la communauté rom...). Pourtant, pourtant, l'interpénétration extrêmement brutale des différents modèles civilisationnels, les phénomènes migratoires de masse, la violence des affrontements religieux qui secouent la planète, les très importants différentiels démographiques (en France seulement, 1,8 enfant(s) par femme "autochtone", des pointes à 4,8 par femme "immigrée", chiffres du démographe Jean-Paul Gourévitch, plus ou moins similaires à toutes les autres sources, publiques ou privées, officielles ou officieuses), l'histoire, la géopolitique, le politique en général, bref, les milles domaines polémiques de l'existence réelle ne dépendent nullement, stricto sensu, de Le Pen lui-même, de ses adversaires, de vous lecteurs, ou de moi. Ou alors, Le Pen est également responsable de la crise financière, du réchauffement climatique, de l'obésité adolescente et de la chute des cheveux...

Cela pour dire que si Le Pen - avec son appétit d'ogre contre-médiatique (le match Le Pen/Tapie !), son goût immodéré pour les plus inutiles ou les plus vulgaires saillies verbales, sa nostalgie poussiéreuse de l'Algérie française et de la castagne façon 1er REP - est un personnage assez pénible, ses adversaires - avec leurs indignations à géométrie variable, leur hantise dérisoire d'un fascisme fantasmé, leur incompréhension (quand ce n'est pas leur haine) à l'égard de tout ce qui touche de près ou de loin à ce qui fit le génie de l'Europe ou de la France - ne le sont pas moins. La conjonction des deux, leur éternel manège façon je te hais, tu m'adores, tu me hais, je t'adore, ne prête guère à la réflexion. Comble de la farce, Marine Le Pen retournant tout récemment trente ans de clownerie antifasciste en insinuant que les prieurs musulmans sont tels des occupants de 40, déclenchant immédiatement l'habituel barouf de tous ceux qui ne se sentent exister qu'à travers la dénonciation pavlovienne des frasques d'un FN qui, en la circonstance, se contente simplement de leur renvoyer leur propre non-argument au visage. En somme, il n'y a manifestement pas de débat possible, pas d'échange envisageable, aucun espace pour l'édification d'un propos cohérent et pertinent, l'idée même qu'il est souhaitable que soient posées quelques nécessaires questions apparait prohibée, chaque protagoniste attendant sagement que son vis-à-vis lui donne la réplique au sein de ce vaudeville qui, c'est à désespérer, continue à stupéfier notre jugement même après la cent cinquantième représentation.

Mesurons-nous seulement combien le pittoresque duel entre figure du Bien déréalisé et figure du Mal fantasmé aura été un obstacle à l'exercice de la pensée ? Car enfin, quelle a été la fonction de l'homme Le Pen au sein de la cacophonie spectaculaire organisée consciemment ou inconsciemment par ses adversaires, sinon celle de l'épouvantail condamné à hurler dans le désert - brutalement, et même le plus brutalement possible - quelques vérités trop dérangeantes pour une époque dépolitisée à l'excès, et par conséquent insouciante ? L'affrontement systématique, pré-programmé, d'une doxa de bronze et d'un ennemi qu'elle phagocyte et qui la pénètre à son tour pour s'y vautrer sans retenue, n'a-t-il pas tout simplement permis l'éviction de la plupart des thématiques réellement politiques de l'ère contemporaine ? J'ai bien conscience, quant à moi, qu'il n'est ni original ni courageux de mettre en lumière l'outrance coupable de Le Pen pour l'accuser d'avoir participé sciemment à la criminalisation des légitimes questions - ne parlons pas d'opinions ; ce sont les questions mêmes qui sont interdites - qu'il s'est acharné à poser pendant trente ans. Mais comment ne pas faire remarquer qu'aujourd'hui, il n'est plus un intellectuel sérieux - ce qui inclut, au hasard, Régis Debray et exclut, au hasard, Claude Askolovitch - qui ne situe sa réflexion au niveau d'une solide remise en cause des poncifs multiculturalistes, du transfrontiérisme obligatoire et de l'indifférenciation de masse ? Comment ne pas faire remarquer qu'aucun personnage politique - aucun, Le Pen compris - n'a traité raisonnablement et consciencieusement la question protéiforme de la crise du sens, de la déculturation, de la repentance, de l'immigration de peuplement, de l'effacement du politique, etc, quand nous pouvons citer, de mémoire, des dizaines d'auteurs importants - écrivains, philosophes, politologues - qui ont fait l'effort d'écrire à ce sujet durant ces trente dernières années ?

Le Pen, en France, n'aura été que le premier témoin clignotant d'un questionnement identitaire qui traverse aujourd'hui l'Europe entière, plongée jusqu'aux yeux dans un marécage idéologique dont elle peine considérablement à s'extraire. Il faut être malcomprenant ou fanatique pour s'ingénier à n'en pas faire le constat. Et cela n'a rien à voir, ni de près ni de loin, avec une quelconque lepénisation des esprits, formule inepte, purement "journalistique" - ce qui devrait suffire à la disqualifier -, destinée à empêcher conjointement la libre réflexion et la remise en cause du monopole idéologique de la classe parlante. Inepte, car comme j'ai tenté de l'esquisser, la marche du monde ne dépend nullement, d'une manière générale, de Le Pen ou de quiconque en particulier. En revanche, l'exclusion progressive de questions éminemment polémiques - l'immigration, l'identité, la repentance, etc - du champ de la conscience politique collective - en France s'entend - dépend directement, de prime abord, de l'étrange intimité entre Le Pen et ses adversaires, fut-elle le lieu d'un rapport ambigu de type attirance/répulsion, mais beaucoup plus profondément, à un tout autre niveau, de l'incapacité à s'extirper du souvenir de modèles de gouvernance politisés à l'extrême - à l'image des régimes fascistes ou communistes dans lesquels le politique pouvait (et même devait) régir jusqu'aux rapports privés, familiaux, etc -, autrement que par la mise en place d'un régime dépolitisé à l'extrême n'étant même plus en mesure de susciter l'ombre d'une réflexion pragmatique sur les enjeux contemporains, d'interroger ses fondamentaux ou de souffrir la moindre remise en perspective, et ne parlons même pas d'exercer une quelconque souveraineté.

Aussi, ce qui est aujourd'hui appelé "extrême-droite" n'a plus qu'un très lointain rapport avec ce qui relevait jadis de l'extrême-droite réelle, instituée, avec ses figures, des valeurs, ou même ses journaux. Se trouve dorénavant qualifié d'extrême-droite tout phénomène, toute pensée, tout individu qui s'extrait sans autorisation du carcan très étriqué de ce que Pierre Manent a appelé la religion de l'humanité. La religion de l'humanité, succédané abâtardi du christianisme, commande principalement que l'autre soit considéré comme le même, que tout autre devienne le même, c'est à dire que toutes les propositions d'humanité particulières se résorbent et s'effacent, et qu'ainsi l'humanité entière puisse tendre sans obstacle vers l'unification dernière. Puisque l'autre est le même, puisqu'il est totalement moi et que je suis totalement lui, qu'il a, d'une certaine manière, toujours été moi et que j'ai toujours été lui, et que rien ne nous a jamais distingué, il est dès lors impossible de dire quoi que ce soit de lui ou de moi. Il n'est plus possible de nous caractériser, sinon en disant que nous sommes les mêmes. Dans la continuité, il devient impossible de caractériser le moindre groupe - classe sociale, groupe social, ethnie, peuple, communauté sexuelle, religion, etc -, car caractériser c'est stigmatiser, c'est exclure, c'est séparer, et séparer est un crime contre l'unification. Vous ne le croyez pas ? Voyez comment le racisme est défini dans l'un des plus fameux rapports de "lutte contre le racisme sur internet" remis au gouvernement Fillon en 2010 (l'extrait qui suit se trouve à la page 18 dudit rapport)  : "le racisme structurel s’entend d’une forme de racisme fortement ancrée dans nos sociétés et que nous qualifions volontiers de préjugés. Typiquement, cette forme de racisme conduit à admettre que certaines ethnies, religions, « races » ou groupes d’identité sexuelle déterminée présentent des caractéristiques qui leur sont communes." Relisez bien, et vous verrez que faire preuve de racisme, ce n'est plus seulement établir des hiérarchies entre les races ou faire preuve de haine à l'égard de telle ou telle pour des motifs raciaux. Le sens du mot racisme s'est ici considérablement étendu : est raciste celui qui "admet que certains groupes présentent des caractéristiques qui leur sont communes". Autrement dit, si vous pensez qu'en règle générale les gens qui défilent sur les chars lors de la gay-pride sont homosexuels, vous êtes homophobe. Si vous pensez qu'en règle générale les types qui prient Allah sont musulmans, vous êtes islamophobe. Si vous voyez passer trois types avec le peau claire, et trois types avec la peau sombre, et que vous dites : voici des Blancs, voici des Noirs, vous êtes raciste. On ne sait pas si cela fonctionne aussi avec les porteurs de lunettes, les amateurs de course automobile ou de pêche à la ligne mais quoiqu'il en soit, l'adjectif "orwellien" a beau être usé jusqu'à la corde, c'est immanquablement le premier qui vient à l'esprit. Il s'agit d'une nouvelle version de l'universalisme, "tous frères, tous citoyens de la planète", marqué par le sceau de la plus radicale abstraction. Les hommes n'ont plus aucune importance. Plus rien ne peut être avancé à leur sujet qui ne leur soit une grave insulte. Plus rien ne leur demeure en propre. La foi en les droits de l'homme se substitue à la transcendance, l'indifférenciation de masse théoriquement aléatoire se mue en obligation morale ("nous sommes tous pareils, les races n'existent pas, alors métissez-vous, sinon il y a des différences, mais les différences c'est notre force, vive la diversité, mais cela crée du racisme, mais il n'y a pas de race, alors mélangez-vous car nous sommes tous pareils, mais...") et ne saurait souffrir la moindre remise en question. Enfin, en toute logique, puisqu'il n'y a plus d'autre, ou qu'il est innommable, ce qui revient au même, il n'y a plus besoin de politique, sinon celle qui conduit à la réunification humaine. À terme, l'homme se voit tout simplement chassé du monde qu'il habitait ; la littérature, la philosophie, les arts, la religion, toutes choses qui avaient tendance à le qualifier, à dire quelque chose de lui, se trouvent révoquées. Le langage même, comme je l'ai assez longuement écrit ailleurs, est tout entier phagocyté, son rôle n'est plus que celui d'un pauvre faire-valoir. Dans le monde post-moderne, rien n'arrive aux hommes, tout se déroule virtuellement, les individus ne sont que virtuellement concernés, en tant que très lointains héritiers d'une réalité perdue, d'une histoire perdue, d'un monde ancien auquel il est odieux de faire encore la moindre référence.

Comme toute religion (à une ou deux exceptions près...), la religion de l'humanité dispose de son clergé, de ses gardiens du dogme, de ses inquisiteurs, de ses troupeaux de fidèles moutonniers et sereins. Il est fortement déconseillé d'encourir la foudre de ces gens-là ; ils sont de toutes les coteries, ont tous les pouvoirs, et couvrent à eux-seuls l'écrasante majorité du spectre de ce qui se dit, se pense, s'écrit, et même se ressent. En-dehors, nous y voilà, c'est l'extrême-droite. Ou sa variante, le populisme. En ce sens, l'accusation "d'extrême-droite" est synonyme d'hérésie, quand ce n'est pas simplement d'incroyance. Et bien sûr, il est très mal vu de ne pas croire. N'importe qui, d'ailleurs, peut être frappé d'ignominie, même ceux qui s'imaginent mis à l'abri par leur statut ou leur naissance. Songeons un instant au fils Bedos (un exemple parmi tant d'autres) ; après deux plaisanteries dérisoires sur Israël, le voilà propulsé antisémite, raciste, nazi d'honneur. C'est ridicule, mais les fanatiques de la religion de l'humanité ne s'arrêtent pas à ce genre de détail.

Le logiciel conceptuel dominant est ainsi programmé, il n'a pas pour vocation de laisser émerger la parole en dehors des deux catégories qu'il a fixé comme seules légitimes, le Bien, son camp, celui des fidèles de la religion de l'humanité, et le Mal, l'extrême-droite, l'extrême-droite élargie arbitrairement à tout phénomène se refusant d'une manière ou d'une autre à intégrer la première catégorie. Ainsi, vous pouvez publier sans danger, sans prise de risque aucune, un opuscule sobrement intitulé Indignez-vous, farci de sympathiques petites révoltes sucrées (contre le racisme, l'exclusion des sans-papiers, la politique vichyste de Sarkozy, et toutes autres choses contre lesquelles il est socialement dangereux de se révolter...) et connaitre un colossal succès de librairie ; en revanche, même si vous êtes un professeur de renommée internationale enseignant dans les plus grandes universités de la planète, un intellectuel hors de tout soupçon reconnu pour la clarté et le brio de ses vues, vous devrez prendre un millier de précaution oratoires diverses pour seulement décrire la plus infime des réalités contemporaines (et encore, vous éviterez de le faire en télévision), pour peu que celle-ci n'entre pas dans le champ de ce que les dispensateurs de permis d'expression considèrent comme relevant du domaine de l'acceptable. Oubliez les faits, il n'y a que l'idéologie : si le réel lui correspond, il a le droit d'être regardé, nommé, analysé. S'il n'y correspond pas, s'il déborde du logiciel conceptuel seul autorisé, il n'existe pas, tout bonnement, ou s'il existe, c'est dans le strict cadre des idées interdites, marginales, "d'extrême-droite", qu'il suffit de garder sous le coude pour se rassurer, pour s'assurer de sa propre et infinie légitimité. C'est bien là l'intérêt de cette extrême-droite nouvelle, super-élargie ; se bricoler facticement sa propre légitimité. Car il n'y a plus d'extrême-droite à proprement dit ; il n'y a plus que quelques objets indéfinis que le Bien réinvente constamment pour s'assurer que lui demeure un ennemi, alors que le Bien a gagné partout, qu'il est victorieux depuis des décennies et qu'absolument personne ne peut lui contester sa victoire.

L'objectif final de la religion de l'humanité se dessine assez clairement je crois, en ce qu'il est une transposition moralement acceptable des objectifs totalitaires du siècle passé. Si la religion de l'humanité n'est pas stricto sensu un totalitarisme, elle s'en approche manifestement. "Le totalitarisme, c'est un régime de monopole politique et idéologique, dont la pièce centrale est un parti unique, qui règne au nom d'une idéologie également unique, qui se veut une science de l'achèvement de l'histoire, et qui prétend unir la société qu'il encadre avec le pouvoir qu'il exerce au nom d'une fin de l'histoire ; il s'agit de porter la société humaine à sa formule définitive", dit Marcel Gauchet. Ne voit-on pas combien la religion de l'humanité se présente, par l'unicité de son discours, par le caractère unilatéral de ses indignations, par la haine féroce qu'elle voue à ses rares contradicteurs, comme la garante de l'apaisement définitif des hommes et de la fin de l'histoire ? "La société antiraciste, métissée et transnationale est inéluctable, c'est l'avenir, les récalcitrants sont des hommes du passé, des racistes !", nous répète-t-on à longueur de journée. "L'immigration améliore notre peuple" a récemment déclamé Mélenchon, révélant sans le vouloir l'essence-même de la folie contemporaine : il s'agit à toute force d'améliorer l'homme, de le porter à son achèvement, sans égard aucun pour ses choix, sa liberté, son être, d'élaborer de petits mélanges savants, comme on mélange des cocktails, afin qu'à terme il n'existe plus ni peuples ni communautés, qu'il n'y ait qu'un peuple, le peuple humain, qu'une communauté, la communauté humaine, envisagés chaque fois dans l'abstraction la plus absolue. L'eugénisme de masse redécoré aux couleurs du festif. Plus d'individus, mais des rouages interchangeables, des corps sans visages, des anthropomorphes dépossédés de leur histoire. L'homme nouvellement apaisé naitra demain, il n'aura plus de formes, tous seront identiques, il n'y aura plus ni haine ni guerre, et tous ceux qui trouvent à redire à ce sujet sont des salauds, des "extrême-droites", et ils entrent d'eux-mêmes à l'asile des fous. Il n'importe nullement que tout cela ne soit que pure illusion, et qu'à l'évidence la religion de l'humanité ne séduise qu'en Europe où l'on est fatigué de vivre : l'idéologie, la pure idéologie détachée de toute réalité, le vœu pieux érigé en vérité cardinale inattaquable n'a que faire de ce qui advient, n'a que faire de ce que sont réellement les hommes. La seule chose qui compte, c'est de convaincre les foules et de faire taire les gêneurs, de sorte que l'intelligence ne trouve plus en elle-même le courage de se cabrer face à l'abattement progressif de la complexité du monde.

Ainsi l'impossibilité de débattre sereinement des questions polémiques qui engagent pourtant le devenir de la civilisation toute entière - impossibilité de laquelle découle celle d'exercer ne serait-ce que l'ébauche d'un regard politique - va déboucher sur la naissance d'un monde diablement désagréable à vivre. En bref, les Européens, les Français en particulier, ne peuvent ou ne veulent plus assumer la responsabilité de leur propre condition politique, ils vont donc subir à la fois la politique des autres et les effarantes conséquences du délitement de la leur.

Personnellement, et pour tâcher de conclure, je pense que le déni de la nature humaine, le déni des cultures, le déni des différences, la promotion tous azimuts de l'indifférenciation de masse, la promiscuité forcée entre communautés humaines assurée par la coercition étatique et médiatique, bref tout ce que j'ai tâché d'exposer dans mes modestes réflexions autour du Dernier Homme, vont transformer peu à peu l'Europe en arrière-province du tiers-monde, acculturée jusqu'à l'os, ethnicisée à en crever et multiraciste jusqu'au délire, comme c'est déjà le cas, ici et là, de façon de plus en plus évidente, en tous les cas aux yeux et aux oreilles de ceux qui n'ont pas complètement renoncé à toute forme d'esprit critique. Et encore, tout cela sans compter la faillite économique générale qui nous guette... "L'homme est un animal politique", nous avait appris Aristote. Les modernes semblent l'avoir oublié. Ils le redécouvriront donc assez probablement à la faveur de l'histoire, comme le soulignent élégamment les plus courageux de nos penseurs, ce qui signifie peu ou prou que d'ici au retour de l'intelligence et de la raison, nous nous serons à nouveau enduits la tête de sang, de viscères et d'excréments. Le mépris des hommes, le mépris de la culture et du temps, l'inconséquence intellectuelle et l'impolitique sont les prodromes du réensauvagement progressif de l'espèce.

***

14 commentaires:

H. Poirot 4 février 2011 à 20:29  

Bizarre, bizarre ...
J'ai l'impression de vous avoir déjà rencontré monsieur Neal.

Georges de La Fuly 5 février 2011 à 13:30  

Moi aussi, j'ai cette impression…

ruben 8 février 2011 à 10:12  

hé bien longue vie à ce nouveau blog :)

hoplite 9 février 2011 à 20:04  

ouais, ravi de vous lire, ami!

hoplite 9 février 2011 à 21:45  

toujours pertinent. Camus voit juste quand il parle de "communisme du XXième siècle" en parlant de l'anti-racisme.

Je crois malgré tout (et c'est du lourd, comme vous venez de l'exposer) que les hommes ne peuvent pas faire l'économie du réel indéfiniment. Et que certaines réalités ethniques, culturelles, religieuses, civilisationnelles, bien qu'exclues -a priori- du champ "politique" (ce qu'il en reste, "impolitique", dirait Freund), plutôt festivo-médiatique en fait, ne manqueront pas de resurgir avec d'autant plus de violence qu'elles auront longtemps été refoulées par nos modernes.

Ce qui, indépendamment de l'avenir en forme de tiers-mondialisation qui nous est promis, annonce sans doute quelques troubles civils et massacres de grande ampleur comme l'Europe et les européens n'en ont pas connu depuis longtemps (hormis dans ces Balkans chers à Malaparte -et à nous...)

on verra bien..

XX 3 mars 2011 à 10:55  

e n'ai jamais eu l'occasion de vous le dire sur votre précédent blog (par paresse, manque de temps, de choses intelligentes à dire...etc.) mais merci!
Un grand merci, en effet: je m'inquiétais de votre absence, de votre possible disparition, et cela fait un bien fou de lire ce genre de textes.
Votre blog et vos réflexions volent tout de même largement au dessus du reste de la soi-disant "réacosphère" peuplée de prétentieux et de bas du front.


Et puis big up à My Bloody Valentine!


PS: par ailleurs pourrai-je savoir ce qui a motivé votre changement de blog/d'identité, votre "reboot"?

Neal 7 mars 2011 à 19:50  

XX : vous êtes bien aimable.

Le changement de blog est un peu symbolique, disons. Je ne me reconnaissais plus dans la plupart de ce que j'avais rédigé auparavant. J'en suis arrivé à ces quelques paragraphes autour du dernier homme, et il m'a semblé que cela pouvait servir de conclusion à un premier mouvement réflexif, et de base de départ pour la suite de mon petit bout de chemin. Et puis également la volonté de disparaitre - provisoirement j'en ai peur - des listes établies par les policiers de la pensée. Et peut-être aussi surtout le souci d'éviter de devenir ma propre caricature, le genre "vilain blogueur réac".

Neal 7 mars 2011 à 19:52  

Et puis My Bloody Valentine, c'est tout de même formidable !

memento mouloud 17 mars 2011 à 17:06  

Démonstration éblouissante. Je me demande si le symptôme Le Pen n’a pas été précédé du symptôme Coluche sur lequel s’étaient portés 15 % des intentions de vote ce qui en faisait un concurrent sérieux des Marchais, VGE, Chirac et autres Mitterrand. Pour la première fois (Marcel Barbu en 1965 avait échoué) un authentique homme du peuple (ce qui le différencie de Le Pen, baroudeur en eaux profondes), transformé en idole du jour, se comparait sans coup férir à des dirigeants politiques. C’était déjà la mort du politique et elle n’avait pas été prononcée par un parti ou une oligarchie mais par le peuple lui-même. Les français, dans une parodie de mise à mort, venaient de flinguer la France. Je crois qu’ils n’ont pas mesuré la portée de leur geste.

Pour ce qui est du « totalitarisme » actuel, j’ai tout de même un doute. La religion de l’Humanité a beau avoir son Clergé et se hérésiarques de commande, les formes de la démocratie n’ont pas été annihilées. Et entre un type qui vous pointe un revolver sur la tempe pour vous dire que les bourgeois doivent être exécutés ou les juifs éliminés de la surface de la Terre et un autre qui délire, en hystérique, autour du nouveau monde en sautillant sur les chars de la Techno-parade il y a une différence de degré qu’on ne peut éliminer (il me semble)

Neal 19 mars 2011 à 22:54  

Éblouissante c'est peut-être un peu usurpé, mais je vous remercie. J'avoue que je n'avais jamais pensé à Coluche... Mais au fond, l'égarement du politique n'a-t-il pas dégénéré en farce ?

Quand au totalitarisme, vous avez noté que je dis que nous n'y sommes pas encore, que la religion de l'humanité n'est pas vraiment un totalitarisme au sens propre du terme. En revanche c'est une idéologie globalisante et envahissante qu'il est socialement plus ou moins dangereux de remettre en cause. Fort heureusement, personne ne vous tuera physiquement ; mais on pourrait facilement vous tuer socialement et/ou professionnellement pour motif de déviance, et cela je pense que vous le savez parfaitement. Ce n'est pas un vrai meurtre, mais c'est une forme de meurtre tout de même. ^^

memento mouloud 23 mars 2011 à 21:07  

Une forme de pouvoir qui ne tue pas mais empêche toute éclosion, bloque tout devenir, c'est vrai ça y ressemble assez

Jean-christophe 26 mars 2011 à 08:56  

C'est donc ici que vous vous "cachiez"!
Heureux de constater que vous n'avez finalement pas cessé toute activité "bloguesque" tant vos analyses - comme le démontre ce texte - sont subtiles et convaincantes.

Neal 27 mars 2011 à 07:02  

Merci JC. Et bienvenue dans mon nouveau chez-moi. ^^

Unknown 18 novembre 2012 à 10:07  

Dommage que vous ne publiez plus...

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